Luciano
Bazzocchi
L’arbre du Tractatus
préface par Giovanna Corsi
dessin par Alberto Neri
Mimesis, Milano 2010 / King College, Londres 2014
aperçu du livre(pdf)
 
 
 
 
Toutes les propositions du Tractatus sont numérotées dans un système décimal très intuitif, que, par ailleurs, Wittgenstein explique dans une note: la proposition, par exemple,
2.1 (« Nous nous faisons des images des faits ») est élucidée par les propositions 2.11, 2.12, etc., jusqu'à 2.19 ; et chacune d'elles,
prenons par exemple 2.15, est commentée par la proposition 2.151; elle, à son tour…
…est commentée par les propositions 2.1511, 2.1512 etc. : nous avons entendu. Et l’arbre?
C'est simple: si nous ne plaçons pas une proposition après l'autre, à la ligne, pour décimal augmentant (comme le livre est généralement publié), mais nous les rangeons dans un plan en deux dimensions, en fonction des niveaux et des relations parmi les respectives décimaux, nous obtenons un « arbre » dans un sens technique, tel qu'un arbre généalogique, ou l’arbre qu'engendre une formule de logique ou une construction grammaticale.
C'est pourquoi que votre livre est plein d'images! Et les zones de texte suspendues aux diverses branches, même colorées parfois, sont-elles les propositions de Wittgenstein?
Précisément : la thèse de base est qu'il n'y a pas besoin de fatiguer tellement avec les interprétations, mais il suffit de observer le texte,
dans sa véritable structure hiérarchique, pour ce qu'il est; tout le reste vient par soi même.
Et cela, est-ce-qu'il fait beaucoup de différence?
Parbleu! De cette façon, les propositions, par exemple, 2.11, 2.12, etc., sont lues dans une seule série, sans avoir parmi d‘elles des commentaires plus détaillés ; avec un point d'entrée (2.11) et un point de conclusion (2.19) bien définis. Il s'avère que chaque page logique de ce type, qui ne correspond pas à n'importe quelle page physique du livre traditionnel, a un sens complet et développe pleinement le sujet (condensé dans la proposition de référence: dans ce cas, 2.1). Après cela, vous pouvez retourner au niveau supérieur, pour étudier un autre sujet, ou vous pouvez regarder mieux une proposition de la séquence, en passant aux commentaires qui lui sont dédiés.
Cela paraît compliqué.
Et pourtant, ça correspond à surfer sur un site web, ou à explorer un monde virtuel.
Les jeunes ne font rien d’autre, sur Internet, et pour eux, c'est maintenant la façon la plus naturelle pour observer et apprendre.
C'est infiniment plus facile, croyez-moi, que de trouver son chemin dans la transposition linéaire traditionnelle de l'arbre,
celle-ci justement est un véritable casse-tête : demandez aux chercheurs qui y travaillent.
Vous dites, on devrait mettre le livre de Wittgenstein sur un support électronique, ce qui en fait de toute façon un hypertexte, avec les nombres décimaux en fonction de links.
C'est ce que j'ai fait. Je suis parti de là, pour mon propre amusement, et puis j'ai sauté sur ma chaise.
J'ai réalisé que c'était un livre complètement nouveau, plus clair: génial, à la fin ; et j'ai commencé à découvrir des choses.
Par exemple?
La première moitié de mon livre est dédiée à raconter les « découvertes » les plus jolies, mais je suppose qu'il y en a beaucoup d'autres que je n'ai pas vues. N’oubliez pas que pendant des années moi aussi j'ai lu le Tractatus à l'ancienne.
Découvertes jolies, dites-vous?
À un moment donné, (juste dans la série 2.11-2.19) apparaît une charade qui, après 90 années de discussions, n'avait pas encore sortie: elle est en plein cœur de la «théorie de l'image» de Wittgenstein, de sorte que tout lecteur la comprend à la fois et s'en souvient à jamais.
Wittgenstein était un génie pour les «jeux de langage», mais il est habituel de penser que la sienne n'est qu'une façon de parler.
Et y en a-t-il d'autres? Je veux dire, de jeux de mots.
De toutes sortes. La séquence de 4.1 à 4.5 décompose et recompose de façons différentes les deux mêmes phrases verbales (qui sont toutefois deux points principaux dans la perspective du Tractatus).
Les commentaires à la séquence 4.461-4.466 dessinent une mappe conceptuelle qui représente symboliquement son propre contenu ;
les symétries horizontales et les successions verticales de la sous-arborescence 6.3 élucident les apories de la notion de causalité ; l'utilisation des parenthèses …
D'accord, bon : nous allons lire le livre.
Mais l’aspect le plus perturbant, je crois, est de mettre à nu les points où lire séquentiellement nous a égarés. Ici, il est facile à indiquer lieux classiques, et aussi à donner des noms d'interprètes illustres.
Mais, êtes-vous sûr de cela?
Tout le monde peut juger. Ce n'est que de voir d'une nouvelle manière (grâce à l’aménagement en forme d’arbre) les pas en question.
C'est comme celles figures ambigues, dans les-quelles celui qui se borne à voir le canard et ne aperçoit pas le lapin, bien évidemment ne comprend pas où sont ses oreilles, et ne cesse de répéter, comme un jouet cassé, que le canard n'a pas des longues oreilles…
Hmm… Si je ne me trompe pas, « le canard et le lapin » est la figure qui inaugure le second Wittgenstein: les Investigations Philosophiques traitent beaucoup du « voir comment ».
Oui, mais il est déjà implicite dans le Tractatus. Et il est explicité par la proposition
5.5423, à propos du cube ambigu : « parce qu'en fait, nous voyons justement deux faits différents ».
Donnez-moi un exemple, de cette diversité.
Il ya des cas sensationnels. Il y a une question d'époque, impliquant Stenius, Black et autres Wittgensteiniens, qui disparaît dans un instant, sans laisser de traces. Mais alors, à court, il ya des passages où Wittgenstein commence une phrase en disant: « Il est clair », « Ici, nous voyons que », « Ici, il devient clair », et tous se bousculent pour interpréter la phrase qui précède immédiatement entre la lecture séquentielle, en concluant qu'il n'est clair pas du tout : et ils regardent la proposition trompée.
Ils regardent le dernier commentaire d’une série qui fait référence à un sujet différent, sur un autre niveau d'analyse ; mais si vous vous reconnectez, compte tenu des décimaux que Wittgenstein a mis là justement pour cela, à la proposition précédente qui appartient à la même ligne logique, le sens est généralement beaucoup plus facile à comprendre.
On a toujours soutenu que le Tractatus logico-philosophicus est très difficile. Voulez-vous dire qu'il devient un texte facile à lire?
Pas si vite : il reste une lecture engageante et excitante. Mais il n’apparaît plus comme une séquence syncopée et aphoristique ; au moins, on est en prise avec des problèmes d’exégèse authentiques, non pas avec ceux qui ont étés créés par nous, et que nous ne devrions pas être surpris qu'ils restent « énigmatiques », ou même prives de sens. Prenez, par exemple, la question de l'échelle …
Entendez-vous, l'échelle à jeter après son usage? C’est la métaphore la plus célèbre: à la fin, le lecteur « doit, pour ainsi dire, jeter l'échelle après y être monté ». Quel est le problème?
Je ne veux pas anticiper quoi que ce soit. Je dis simplement qu’on doit prendre soin de tout lire à la hâte, et se boire d'un trait la 6.54 et la 7, comme si n'était rien.
Vous continuez à me citer des chiffres, comme dans la blague des fous (avec tout mon respect!) qui récitent un certain nombre, et puis, tous à rire, parce que maintenant ils savent les blagues par cœur, toujours les mêmes, et ils les ont numérotées à faire avant ... Mais, je vous en prie, ne soyez pas offensé!
Vous avez raison, vous savez, nous spécialistes sommes un peu fous : chaque spécialiste a sa bosse, disait Nietzsche. Mais j'ai de bonnes raisons, en face de la nonchalance générale pour les décimaux de Wittgenstein. Observez bien ces deux nombres: 6.54, avec la métaphore de l'échelle (qui conclut: « Il lui faut surmonter ces propositions, alors il voit correctement le monde ») et 7 (« Sur ce dont on ne peut pas dire, il faut se taire »). Ne vous laissez pas distraire: qu’est-ce-qu’ils ont en commun, les numéros 6.54 et 7?
Boh… 6.54 et 7? Apparemment, rien du tout.
Exactement, voyez-vous? La 7 est consécutive à la proposition 6, son contexte est la séquence principale (permettez-moi de dire:
la home page), de 1 à 7. La 6.54, cependant, est le quatrième et dernier commentaire à 6.5, ce qui est la cinquième et dernière remarque à 6: c’est un contexte et un niveau de problèmes, tout-à-fait différents. Donc, nous ne sommes pas autorisés, par la structure soigneusement compilée par Wittgenstein pour nous aider à comprendre, nous ne sommes pas autorisés, à nouveau, à les lire en ligne, et puis à nous efforcer au fin de comprendre ce que Wittgenstein entend signifier.
Et alors?
N'est-ce pas assez? Pratiquement tous les commentateurs les mettent ensemble, et essayent de mettre en relation, dans les manières les plus bizarres,
le "voir correctement le monde" de 6.54 avec le "silence" de 7. Conant et Diamond, et avec eux tous les soi-disant « New Wittgensteiniens »,
il y a plus de dix ans qu'ils tournent en rond dans presque toutes les manières possibles, uniquement sur la base de ces deux propositions, toujours dans l'ordre et (lire l'essai de Diamond) sans même citer les codes correspondant: presque comme si le fou c’était Wittgenstein. J'ai parlé avec Conant. Eh bien, vous ne le croyez pas, il s'est avéré qu'il n'a jamais su que dans le manuscrit original du Tractatus, les deux propositions ne sont pas seulement éloignées l’une de l’autre (la 7 est page 71, la 6.54 vient beaucoup après, page 86), non seulement appartiennent à deux étapes de composition extrêmement différentes; mais aussi, le final de la 6.54, dans sa première écriture, sonne d’une façon très différente ... Mais je n'ai pas encore parlé de la deuxième partie de mon livre, dédiée au manuscrit de Wittgenstein …
Euh ... désolée ... il est devenu un peu tard, je n’avais pensé qu’à deux ou trois questions, pour me faire juste une idée ; maintenant je ne…
Permettez-moi de dire ceci. Si on reste à la première partie, bon, on croirait que j'ai inventée une nouvelle interprétation: une de plus, une de moins, on verra. Peu de gens connait le manuscrit, parce qu'il est si compliqué et (apparemment) si chaotique, que presque personne en a compris quelque chose. Même ceux qui l’ont (partiellement) publié, en 1971, ont jugé mieux de le restaurer complètement, et en fait, ont masqué la technique d'écriture. Si on regarde plutôt le manuscrit, on voit que la composition se déroule vraiment selon son arbre logique. La première page contient six des sept propositions cardinales ; après, viennent leur commentaires, ci-dessous les commentaires sur les commentaires, et ainsi de suite (tout est mélangé, mais les nombres - toujours les nombres! - nous permettent de comprendre exactement ce qui se passe). Tant que nous pensons à un texte en séquence, le bouleversement est insurmontable, mais si vous projetez la séquence sur une structure en arbre, tout à coup tout devient parfaitement clair…
D'accord : arbre, projection, parfaitement clair. Mais maintenant, je dois y aller: savez-vous, les manuscrits, ca n'est pas ma force...
Mais, voyez-vous, chaque observation reportée dans la première partie trouve dans le manuscrit original une témoignage clair, une exemplification qui était là, toujours, et nous n'avons jamais réussi à la voir. Wittgenstein n'a pas écrit de manière séquentielle, mais il pratique une sorte de pensée parallèle, qu'à l'époque du Tractatus et de la guerre '14-'18 (Wittgenstein l’a écrit dans les tranchées), a été conçue par exactes hiérarchies. Certains disent qu'il était atteint du syndrome d'Asperger, une forme légère d'autisme avec des intéressantes conséquences relationnelles et des modes complexes d'expression.
Syndrome d'Asperger? Dommage que je suis pressée. Mais vous, enfin, qu’attendez vous de votre livre?
Silence. Vide pneumatique. Le professeur, quand il voit que son château de cartes branle, ne peut faire autrement que faire semblant de rien. Avez-vous jamais fait des châteaux de cartes? Avez-vous jamais essayé de les étayer?
Quand j’étais une enfante, oui. Mais ils tombaient également. Voilà, regardez, pour ma hâte toutes mes feuilles sont tombées! ...
parce que c'est trop tard ... maintenant je ferais confusion entre les questions, je ne les ai pas numérotées…
Heureusement, avec les étudiants c'est différent, ils se passionnent, et ils capturent des nouveaux détails immédiatement. Lors de la première leçon, en 2005, une jeune fille timide à la fin me passe
un morceau de papier : « a-b, b-c, c-d, d-e, e-f, f-g ». Je ne sais pas son nom : mais c’était la structure de la page cardinale,
qu’elle avait vue seulement un minute, pour la première fois ...
Et mon livre commence précisément du même schéma…
Voici, regardez, j'ai pris toutes mes choses, au moins je l'espère ... maintenant je m’en vais tout de suite. Merci beaucoup!!
Je vous en prie.
L’auteur, êtes-vous?
Ça dépend: si vous ne l'aimez pas, ne vous y prenez pas avec moi.
Non, c'est juste pour une entrevue. Non payée. A moi, on ne la paient pas, je veux dire.
Comme ça va le monde. Mais vous dites cependant.
C'est un livre, vous avez dit, sur le chef-d'œuvre de Wittgenstein, sa seule œuvre publiée en vie. Pourquoi « arbre » du Tractatus?